Cession d’actions : le juge ne peut pas fixer le prix lui-même.
Deux arrêts de la Cour cassation parus à moins d’un mois d’intervalle et portant sur le rôle du tiers expert et du juge pour la fixation du prix de cession soit d’actions (premier arrêt : Ccass.com 7 mai 2025 n°23-24.041), soit de fonds de commerce (second arrêt : Ccass.com 4 juin 2025 n°24.11-580) portent sur la question de la détermination du prix.
1. Arrêt du 7 mai 2025 – Evaluation et fixation du prix de cession d’actions : pouvoir de « l’expert 1843-4 du Code civil » et rôle du juge
Dans cette affaire, un associé d’une SAS ayant été exclu, le président du tribunal compétent désigne un expert pour fixer la valeur de ses actions, conformément à l’article 1843-4 du Code civil. La difficulté surgit sur le choix de l’exercice comptable à retenir : chacune des parties soutient une interprétation différente des statuts.
L’expert propose alors une lettre de mission dans laquelle il prévoit de réaliser deux évaluations distinctes, basées sur les états financiers correspondant à chacune des thèses avancées. Il précise que le juge pourra ainsi retenir, in fine, l’évaluation pertinente.
La cour d’appel rejette cette méthode. Selon elle, l’expert ne peut proposer plusieurs valorisations en laissant au juge le soin de choisir. Si une contestation d’interprétation dépasse sa mission, il devrait suspendre ses travaux et inviter les parties à saisir le tribunal compétent, avant de reprendre l’évaluation à la lumière de la décision rendue.
En conséquence, elle annule la clause de la lettre de mission qui prévoyait les deux évaluations et rejette la demande de l’associé visant à contraindre la société à transmettre les documents nécessaires.
La Haute juridiction casse l’arrêt d’appel. Elle précise que, conformément à l’article 1843-4, I du Code civil, l’expert n’est pas tenu de suspendre son travail en cas de divergence d’interprétation. Il peut présenter plusieurs évaluations fondées sur les positions respectives des parties. Le juge, après avoir recherché la volonté commune des parties, sélectionnera l’estimation adéquate. Cette souplesse permet d’éviter des délais inutiles et de fluidifier le processus d’évaluation.
L’ANALYSE :
Lorsque survient un désaccord sur l’interprétation des règles statutaires ou conventionnelles encadrant la valorisation des parts ou actions, l’expert désigné sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil peut proposer plusieurs valorisations. Il revient ensuite au juge d’opter pour l’estimation conforme à la volonté commune des parties.
Cet arrêt vient, une nouvelle fois, définir le rôle de chacune des parties dans un tel contexte, à savoir le rôle du juge et celui de l’expert.
La Cour de cassation a clarifié, au fil de plusieurs décisions, la répartition des rôles :
- Lorsque la contestation porte sur l’interprétation d’une convention, le président du tribunal saisi d’une demande de désignation d’un expert ne peut pas statuer sur ce point (Cass. com. 7-7-2021, n°19-23.699 ; Cass. com. 25-5-2022, n°20-18.307).
- En pareil cas, il doit surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge du fond se prononce.
- Une fois l’expert désigné, il ne lui revient pas de trancher lui-même les interprétations divergentes, mais il peut proposer plusieurs valorisations alternatives (Cass. com. 17-1-2024, n°22-15.897, le présent arrêt).
Avec cet arrêt, la Cour de cassation confirme une position pragmatique en matière d’évaluation de droit sociaux. La possibilité pour l’expert de formuler plusieurs évaluations est une option. Elle constitue un compromis utile pour éviter les interruptions d’expertise. L’objectif reste de ne pas paralyser le processus en cas de désaccord juridique sur l’interprétation des textes applicables.
L’arrêt du 7 mai 2025 s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle visant à rationaliser les expertises en matière de cession de droits sociaux. Plutôt que de bloquer l’expertise en attendant une décision judiciaire, l’expert peut avancer, sous réserve que le juge conserve la compétence finale pour déterminer la valeur applicable. Cette décision renforce la sécurité juridique et l’agilité procédurale, tout en respectant le rôle de chacun dans le processus.
Pour finir, cette décision est à rapprocher de la décision du 4 juin 2025, commentée ci-après, rendue sur le même thème, mais cette fois dans le cadre d’une cession de fonds de commerce et venant sanctionner le juge ayant outrepassé ses pouvoirs.
2. Arrêt du 4 juin 2025 – Fixation du prix de vente d’un fonds de commerce : intervention du tiers expert de l’article 1592 du Code civil et pouvoir du juge
Dans cette affaire, une cession de fonds de commerce de pharmacie intervient entre deux sociétés.
La promesse de cession ainsi que l’acte définitif signés entre les parties prévoient que le prix est fixé à 80% du chiffre d’affaires annuel auquel divers éléments doivent être retranchés.
Les actes prévoient également qu’en cas de désaccord des parties sur le bilan de référence ou sur le prix définitif, un tiers évaluateur, qualifié « d’expert », pourra être désigné. Il est prévu que si les parties ne s’accordent pas sur l’identité de cet expert ou si ce dernier ne rempli pas sa mission dans un délai de 6 mois, l’expert prévu sera désigné par le Président du tribunal de commerce de Niort.
Un désaccord survient entre les parties sur le chiffre d’affaires à prendre en compte. Les parties désignent, d’un commun accord, l’expert en charge de procéder à l’évaluation du chiffre d’affaires total annuel.
Les parties sont également en désaccord sur le montant des retraitements à effectuer, entrainant l’assignation du cessionnaire par le cédant devant le tribunal de commerce de Niort.
Les juges du fond (tribunal de commerce de Niort et cour d’appel de Poitiers) procèdent eux-mêmes au chiffrage du prix, en retenant directement le montant des éléments à retraiter.
La Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel et rappelle, sur le fondement des article 1591 et 1592 du Code civil que le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties ou qu’il peut être laissé à l’estimation d’un tiers évaluateur.
La Cour de cassation juge qu’en évaluant elle-même le prix de cession, la Cour a excédé ses pouvoirs et l’arrêt entrepris doit être annulé.
En outre, le cédant demandait à la cour d’appel de désigner un tiers évaluateur afin de fixer le prix de la vente conformément aux stipulations de l’acte de cession ; sauf que les parties avaient stipulé que c’était, à défaut d’accord entre elles, le Président du Tribunal de commerce de Niort qui désignerait le tiers évaluateur.
La Cour de cassation juge la demande de désignation d’un tiers évaluateur irrecevable, au motif que la cour d’appel ne peut statuer que dans les limites des pouvoirs du tribunal de commerce de Niort (et non de son président). Seul le Président du tribunal de commerce de Niort a le pouvoir de procéder à la désignation de l’expert.
L’ANALYSE :
Aux termes de l’article 1591 du Code civil, « le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties ». L’article 1592 précise que ce prix peut être « laissé à l’estimation d’un tiers ». Dès lors qu’un mécanisme d’évaluation est prévu contractuellement, seul le tiers évaluateur, si les parties sont en désaccord sur le prix ou les éléments à retenir pour la fixation du prix, est compétent pour arrêter le prix de cession. Le juge ne peut se substituer à cet expert.
La solution de cet arrêt du 4 juin 2025 s’inscrit dans une jurisprudence constante (Cass.civ 1, 24-02-1998, n°96-13.414 : « en se déterminant ainsi par des éléments extérieurs à l’acte de cession, la cour d’appel a procédé à une fixation judiciaire du prix et a ainsi violé [l’article 1591 du Code civil] »).
Dans cette décision, la Cour de cassation affirme avec fermeté la primauté de la liberté contractuelle et le respect de la sécurité juridique. En refusant au juge le pouvoir de fixer un prix déjà déterminé par les parties, la haute juridiction préserve les cocontractants d'une ingérence judiciaire non prévue par leur accord. Cette position assure une meilleure stabilité des relations commerciales, en particulier dans le cadre des cessions de fonds de commerce, et réaffirme le principe fondamental de séparation des pouvoirs.
Cependant, cette interprétation peut paraître sévère sur le plan formel. Lorsque les parties n’arrivent pas à s’entendre sur le choix de l’expert ou que celui-ci fait défaut, la procédure impose un recours exclusif au Président du tribunal de commerce. L’impossibilité pour le juge de trancher directement peut alors générer des retards et créer une incertitude persistante, tant pour le cédant que pour le cessionnaire. En pratique, cette rigidité contractuelle devient problématique lorsque l’expertise se heurte à des divergences d’analyse ou d’interprétation des clauses de retraitement.
CONCLUSION – CE QU’IL FAUT RETENIR :
Les deux arrêts commentés, publiés au bulletin, confirment les pouvoirs de toutes les personnes pouvant intervenir dans le cadre de la fixation du prix de cession d’actions ou de fonds de commerce. Si les parties au contrat de cession (le cédant et le cessionnaire) sont en désaccord sur le prix ou sur les éléments de fixation du prix, elles peuvent faire appel à un expert – soit sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil, soit sur le fondement de l’article 1592 de ce même code – qui peut notamment proposer au juge plusieurs évaluations.
Le juge arrêtera, alors, l’évaluation la plus appropriée, après avoir recherché la volonté des parties, sans pour autant pouvoir fixer lui-même le prix de cession.
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