Port du voile en entreprise

La préservation de l’image de l’entreprise ne justifie pas l’interdiction du port du voile à une vendeuse de prêt à porter.

L’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce de détail d’habillement ne saurait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante susceptible de justifier l’interdiction faite à l’intéressée de porter le foulard. C’est ce que juge la Cour de cassation dans un arrêt du 14 avril 2021.

Cour de cassation, chambre sociale, 14 avril 2021, pourvoi n° 19-24.079

Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Toulouse, 6 septembre 2019), Mme X... a été engagée par la société Camaïeu international le 11 juillet 2012 en qualité de vendeuse.

2. La salariée a bénéficié d’un congé parental du 29 janvier au 28 juillet 2015. A son retour de congé, elle s’est présentée à son poste de travail avec un foulard dissimulant ses cheveux, ses oreilles et son cou. L’employeur lui a demandé de retirer son foulard et à la suite du refus opposé par la salariée, a placé celle-ci en dispense d’activité le 6 août 2015, puis l’a licenciée pour cause réelle et sérieuse le 9 septembre suivant.

3. Soutenant être victime de discrimination en raison de ses convictions religieuses, la salariée a saisi la juridiction prud’homale, le 4 février 2016, de demandes tendant à la nullité de son licenciement et au paiement de diverses sommes.

Examen du moyen

Énoncé du moyen

5. L’employeur fait grief à l’arrêt de dire que le licenciement de la salariée est nul et de le condamner à lui verser une certaine somme à titre de dommages-intérêts, alors :

« 4°/ que les droits des personnes et les libertés individuelles et collectives peuvent être valablement restreints de manière individuelle, sur le fondement de l’article L. 1121-1 du code du travail, et que la preuve est libre en matière prud’homale ; qu’en l’absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, la preuve de l’existence d’une politique de neutralité peut être rapportée par l’invocation de restrictions individuelles formulées sur le fondement de l’article L. 1121-1 du code du travail et, plus généralement, par tout autre moyen de preuve licite, sauf le cas échéant à réserver une telle faculté aux seuls employeurs justifiant d’une mesure de licenciement notifiée avant le 22 novembre 2017 ; qu’en l’espèce, l’employeur faisait valoir l’existence, en son sein, d’une politique de neutralité illustrée par la restriction collective résultant de l’article 11 du règlement intérieur et des restrictions individuelles systématiquement adoptées à l’égard des salariées se présentant au travail avec un foulard , et faisait valoir qu’une telle politique était poursuivie de manière cohérente et systématique, à chaque fois que la société se trouvait confrontée à la situation qui s’était présentée au retour du congé parental de la salariée, et défendue, à chaque fois que nécessaire, devant le juge, la Halde et, en dernier lieu, le Défenseur des droits ; que pour conclure à la nullité du licenciement de la salariée, la cour d’appel a subordonné la preuve de l’existence d’une politique de neutralité au sein de la société à l’existence d’une clause de neutralité figurant dans le règlement intérieur ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, ajoutant ainsi aux articles L. 1121-1, L. 1321-3, L. 1132-1 et L. 1133-1 du code du travail, une exigence de source formelle à la neutralité de l’entreprise qu’ils ne comportent pas, et a violé lesdits articles ;

8°/ dès lors que l’employeur invoque le bénéfice des dispositions de l’article L. 1133-1 du code du travail, il incombe au juge d’examiner l’ensemble des éléments que l’employeur fait valoir pour démontrer que la différence de traitement en litige répond à une exigence professionnelle essentielle, déterminante et proportionnée, poursuivant un objectif légitime ; que de telles justifications n’ont pas à résulter exclusivement du seul règlement intérieur ; qu’en écartant l’existence d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive du 27 novembre 2000, sans examiner l’argumentation qui lui était soumise au regard : (i) de la nature de l’activité exercée par la salariée, (ii) des conditions d’exercice de l’activité de Mme X... tenant au fait que “Les fonctions de vendeuse s’exercent principalement sur une surface de vente spécifiquement construite autour de l’oeil de la cliente, et avec pour objectif de mettre en valeur les produits de l’entreprise”, et “au sein d’une collectivité de travail”, (iii) de “la volonté de la société de garantir le respect de la détermination de ses surfaces commerciales”, (iv) de la “volonté de la société de faire prévaloir le respect des engagements contractuels acceptés par Mme X...”, (v) “du caractère spontané, ostentatoire et permanent des modalités d’expression de ses convictions religieuses retenues par Mme X... “, (vi) “de la position cohérente adoptée par la société à chaque fois qu’elle s’est trouvée [confrontée] à la difficulté en débat”, (vii) “de la durée pendant laquelle Mme X... avait elle-même exercé ses fonctions sans porter de foulard”, (viii) “ du droit à l’emploi des autres salariés de l’entreprise“, (ix) “de la capacité de Mme X... à retrouver un emploi compatible avec la tenue illustrée par sa pièce n° 4“, et “de la nature de la pratique en débat”, et en affirmant que la préoccupation de l’employeur était explicitement placée sur le seul terrain de l’image de l’entreprise au regard de l’atteinte à sa politique commerciale, et en se limitant à vérifier si l’image de l’entreprise pouvait en l’espèce justifier le code vestimentaire imposé par la société à ses salariées, la cour d’appel a méconnu l’office qui lui incombait, et violé l’article L. 1134-1 du code du travail ;

9°/ que l’article 4 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail dispose que les États membres peuvent, en présence d’une exigence professionnelle et déterminante, décider que la discrimination n’est pas constituée ; qu’en application de ce texte, l’article L. 1133-1 du code du travail affirme que l’interdiction des discriminations “ne fait pas obstacle aux différences de traitement lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée” ; que la notion d’exigence professionnelle et déterminante “renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité en cause” ; qu’en jugeant que l’interdiction faite à la salariée de porter le foulard islamique dans ses contacts avec les clients, en l’absence de clause restreignant expressément la liberté de religion dans le règlement intérieur de l’entreprise, et résultant seulement d’un ordre oral donné à cette dernière et visant un signe religieux déterminé, relève d’une discrimination fondée sur les convictions religieuses, et ne saurait être considérée comme relevant d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive du 27 novembre 2000, quand l’employeur démontrait (i) l’existence d’une exigence professionnelle essentielle fondée sur la nature de l’emploi de vendeuse de la salariée, emploi impliquant un contact direct avec la clientèle et l’appartenance à une collectivité de travail, le contenu du contrat de travail, la définition de fonction applicable, le règlement intérieur applicable, la nature de l’activité de l’entreprise, son image de marque et son choix de positionnement commercial, destiné à exprimer la féminité de sa clientèle sans dissimuler son corps et ses cheveux, au moyen de magasins conçus pour mettre en valeur les produits de l’entreprise, (ii) l’existence d’un objectif légitime tenant à sa volonté de projeter une certaine image commerciale, de garantir le respect de la destination de ses surfaces commerciales, de faire prévaloir le respect des engagements contractuels acceptées par la salariée, de sa définition de fonction et de l’article 11 du règlement intérieur, au regard du caractère spontané, ostentatoire et permanent des modalités d’expression de ses convictions religieuses retenues par la salariée, et de la position cohérente déjà adoptée par la société dans des circonstances comparables, et (iii) l’existence d’une exigence proportionnée, au regard de la durée pendant laquelle la salariée avait elle-même exercé ses fonctions sans porter de foulard, de la conciliation proposée par la société et de l’impossibilité d’une conciliation moins contraignante, du principe de la liberté d’entreprise et du droit à l’emploi des autres salariés, de la volonté de l’entreprise de concilier la liberté de la salariée de manifester ses convictions religieuses avec les droits et libertés de ses collègues de travail et de la clientèle, de la capacité de la salariée à retrouver un emploi compatible avec le port du foulard islamique, et de la nature de la pratique en débat, tous éléments fournissant une justification conforme aux exigences légales à l’instruction donnée à la salariée de ne pas porter son foulard sur la surface de vente, la cour d’appel a violé les articles L. 1121-1, L. 1132-1 et L. 1133-1 du code du travail, mettant en œuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 ;

10°/ que la démonstration de l’existence d’une exigence professionnelle essentielle, déterminante et proportionnée, poursuivant un objectif légitime, au sens de l’article L. 1133-1 du code du travail, n’est pas subordonnée à l’existence d’un trouble objectif ; qu’en faisant grief à l’employeur de n’apporter aucun élément concret pour étayer un trouble suffisamment intense portant atteinte aux intérêts économique de l’entreprise et à sa liberté d’entreprise, pour écarter en l’espèce l’existence d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive du 27 novembre 2000, quand l’employeur faisait valoir “que toute référence à l’exigence d’un trouble objectif caractérisé, au sens où l’entend la jurisprudence française, est inopérante à l’égard de faits qui présentent en l’espèce, et par hypothèse, un lien de rattachement avec la vie professionnelle”, que “la référence même à la notion de trouble objectif est en l’espèce inopérante”, aux motifs notamment que “Le port d’une tenue de travail incompatible avec l’image de marque de l’entreprise porte en effet par lui-même nécessairement atteinte à l’image de l’entreprise”, qu’”On ne saurait pas davantage subordonner le licenciement d’une salariée adoptant une tenue telle que celle en débat à la preuve d’une “atteinte caractérisée au chiffre d’affaires” du magasin, ou à l’existence d’une difficulté au sein de la collectivité de travail ou avec la clientèle, pour la simple raison que cela impliquerait pas hypothèse : - de tolérer une activité effective de la salariée portant par elle-même atteinte à l’image de marque de l’entreprise, à la destination commerciale de ses surfaces de vente, ainsi qu’aux droits et libertés d’autrui ; - et de permettre la multiplication de telles situations au sein de l’entreprise, par l’effet mécanique du principe d’égalité de traitement” et que “Dans son arrêt Achbita, la Cour de justice de l’Union européenne admet en effet la possibilité d’une politique de neutralité à l’égard de la clientèle, dont la justification n’est à aucun moment subordonnée à la démonstration d’un trouble objectif préalable”, la cour d’appel a violé l’article L. 1133-1 du code du travail ;

11°/ que l’employeur est seul juge de la cohérence de la tenue vestimentaire du salarié avec l’image de l’entreprise, et qu’il n’appartient pas au juge de substituer son appréciation à celle de l’employeur, sauf à caractériser un abus de l’employeur ; que pour écarter en l’espèce l’existence d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive du 27 novembre 2000, la cour d’appel s’est employée à analyser le projet de l’entreprise, dont elle a cru pouvoir déduire un caractère “prétendument universel” des valeurs déclinées dans celui-ci, et a évoqué la position de l’employeur dans des termes démontrant qu’elle ne la faisait pas sienne, sans prendre en considération les éléments du projet d’entreprise qui étaient précisément invoqués par la lettre de licenciement et par les conclusions de l’employeur, et qui le conduisaient à affirmer que “la tenue adoptée en dernier lieu par Mme X..., telle qu’elle est illustrée par les deux photographies qu’elle verse en pièce n° 4, n’est manifestement pas représentative : -de l’image que Camaïeu a choisi de donner à sa marque, dans le cadre de l’usage normal de sa liberté d’entreprise ; - de la conception que Camaïeu se fait de la féminité, dans le cadre de l’usage normal de sa liberté d’entreprise, et ne saurait donc être appréhendée comme une “présentation correcte” concourant à la finalité de l’entreprise, au sens de l’article 11 du règlement intérieur” ; que la cour d’appel qui a pourtant reconnu qu’il est indéniable que le changement de présentation vestimentaire de la salariée a perturbé les identités préétablies que l’employeur jugeait comme essentielles au développement de son activité commerciale assise sur une conception de l’image de la femme contraire à celle communément perçue chez celles qui arborent le foulard islamique, a omis de tirer les conséquences de ses propres constatations, et violé le principe de la liberté d’entreprendre, reconnu à l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

12°/ que si le port du voile islamique participe de la dignité de la femme c’est seulement aux yeux de la religion musulmane ; qu’une telle conception de la dignité de la femme est étrangère au droit de l’Union et aux lois de la République française qui ne considèrent le port du voile islamique qu’au titre de la liberté de conviction ; qu’en jugeant que la prise en compte par une entreprise de l’attente des clients sur l’apparence physique, de ceux qui les servent fait prévaloir les règles économiques de la concurrence sur l’égale dignité des personnes humaines, la cour d’appel s’est référée à un concept de la dignité des personnes et spécialement des femmes qui est inexistant en droit et a ainsi privé de toute base légale sa décision au regard des articles L. 1121-1, L. 1132-1 et L. 1133-1 du code du travail, mettant en œuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000. »

Réponse de la Cour

6. Il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans sa rédaction applicable, et L. 1133-1 du code du travail, mettant en œuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. Aux termes de l’article L. 1321-3, 2°, du code du travail dans sa rédaction applicable, le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.

7. L’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du code du travail dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

8. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mars 2017, Micropole Univers, C-188/15), que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

9. Ayant d’abord relevé qu’aucune clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail n’était prévue dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, la cour d’appel en a déduit à bon droit que l’interdiction faite à la salariée de porter un foulard islamique caractérisait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses de l’intéressée.

10. Après avoir relevé ensuite, appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, que la justification de l’employeur était explicitement placée sur le terrain de l’image de l’entreprise au regard de l’atteinte à sa politique commerciale, laquelle serait selon lui susceptible d’être contrariée au préjudice de l’entreprise par le port du foulard islamique par l’une de ses vendeuses, la cour d’appel a exactement retenu que l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce de détail d’habillement ne saurait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante, au sens de l’article 4 § 1 de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne.

11. La cour d’appel en a déduit à bon droit que le licenciement de la salariée, prononcé au motif du refus de celle-ci de retirer son foulard islamique lorsqu’elle était en contact avec la clientèle, qui était discriminatoire, devait être annulé.

12. Le moyen n’est donc pas fondé.

13. En l’absence de doute raisonnable quant à l’interprétation des dispositions du droit de l’Union en cause, il n’y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de la question préjudicielle soumise par la société Camaïeu international.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;