L’expertise judiciaire vs le référé expertise judiciaire

Il est toujours délicat de faire la différence entre les conditions qui autorisent le juge à ordonner une expertise judiciaire et celles qui gouvernent l’expertise judiciaire. Dans un arrêt du 5 avril 2022, la Cour d’appel de Poitiers rappelle cette distinction.

1. Contexte

Une expertise judiciaire était sollicitée par la société IP3 Vendée suite à l’échec d’un projet d’intégration du logiciel de la société In’Com, le prestataire.

La mission de l’Expert était particulièrement précise et détaillée.

Le juge y demandait notamment :

  • de chiffrer les travaux réalisés par la société In’Com (nombre de jours de développements/homme) et ceux qui restaient à réaliser pour parvenir à un système fonctionnel, notamment sur les EDI et les normes en vigueur dans le domaine de la sous-traitance automobile ;
  • décrire les besoins exprimés par la société IP3 Vendée et dire si les prestations proposées et/ou fournies par la société In’Com convenaient aux besoins exprimés ;
  • dire si les fonctionnalités, et notamment celles qui sont relatives aux EDI et aux commandes ouvertes, présentent des dysfonctionnements ou ne sont pas achevées et, dans l’affirmative, en déterminer les causes en recherchant notamment si les interventions techniques de la société In’Com ont été pertinentes et adaptées ;
  • dire si les moyens humains fournis par la société In’Com ont été suffisants sur les plans quantitatif et qualitatif.

2. Arguments du client et du prestataire

In’Com fait appel de l’ordonnance du juge de référé du Tribunal de commerce de Poitiers du 10 janvier 2022.

Elle considérait que la mission n’était pas neutre, mais orientée. Elle conduirait à confier à l’Expert une mission d’audit général de la solution, ce qui est contraire, selon In’Com, aux règles de charge de la preuve, cette dernière incombant au demandeur, notamment en vertu de l’article 146 du Code de procédure civil.

In’Com estimait que l’expert allait procéder à des vérifications à la place des parties, alors qu’il appartenait à IP3 Vendée d’articuler ses griefs et de soumettre des scénarii de tests sur les systèmes. Cette dernière devait en expertise prouver que les prestations fournies n’étaient pas conformes aux engagements contractuels et/ou aux règles de l’art et que l’expert n’avait pas à se substituer aux parties dans l’administration de la preuve.

IP3 Vendée quant à elle estimait qu’en qualité de client profane elle était incapable de prouver les griefs qu’elle invoquait. Elle contestait devoir s’investir dans la production disproportionnée d’un dossier de griefs. Selon elle dans un projet informatique, avant la réception, c’est au prestataire de faire la preuve de l’avancement de son travail.

Par ailleurs, elle estimait que l’Expert devait pouvoir décrire et analyser les prestations accomplies par les parties en fonction de leur rôle, compétence et responsabilités.

3. La problématique du débat entre les parties

La première chambre de la Cour d’appel de Poitiers semblait donc au premier abord devoir juger d’une question particulièrement fondamentale et souvent débattue en expertise judiciaire informatique : les enjeux d’une expertise judiciaire pour les deux parties.   

Le point de vue du client est de ne pas être un professionnel du projet informatique. Il estime que le prestataire doit s’assurer, presque de façon autonome, de la bonne réalisation de ses prestations. Si une difficulté survient, alors c'est le prestataire qui est responsable puisque ce sont ses prestations. C’est à lui de prouver la bonne réalisation des prestations.

Le prestataire de son côté estime que lorsque le contrat est résilié par le client cela signifie un abandon du rapport de collaboration qu’il doit avoir avec son prestataire. Cet abandon doit reposer sur une base rationnelle solide. Elle doit avoir été réfléchie eu égard aux impacts que peut avoir cet abandon sur le préjudice économique des parties. Les critères ayant fondé la résiliation d’un client, doivent être connus du client avant de résilier.

Ce sont ces critères d’abandon et leur légitimité qui doivent constituer les griefs du client en expertise. Ce sont ces critères qui doivent être examinés en expertise judiciaire.

Et en cohérence avec la maxime qui guide les procès, « Da Mihi factum, dabo tibi jus » (donne-moi le fait, je te donnerai le Droit »), l’expert est chargé de constater ou de rejeter par le biais d’une méthode expertale « scientifique » les faits que veulent lui montrer les parties.

Ajoutons que cette position reste compatible avec la potentielle incompétence du client. Le client dira ce qui l’a choqué et l’expert dira si le client a eu raison ou n’aurait pas dû l’être.

Nous voyons mal comment le système pourrait être différent et il convient d’être cohérent avec le système judiciaire. Si l’Expert devait de lui-même décider ce qui dans les faits légitimait la résiliation du client, le procès ne serait plus la chose des parties.

4. La décision de la Cour et notre interprétation

Comme l’indique le site legalis.net, il peut sembler dans cet arrêt que la Cour d’appel adopte une position tout à fait différente.

Elle précise d’une part que la mesure demandée à précisément pour objet de rapporter une preuve pour le demandeur. La Cour d’appel de Poitiers fait en cela référence à un arrêt du 18 octobre 2017 de la Cour de cassation[1] qui avait décidé que la charge de la preuve ressort de la mesure demandée et ne peut donc pas peser sur le demandeur.

La Cour d’appel rejette ainsi explicitement l’idée selon laquelle la mesure ne peut être accordée pour suppléer la carence d’une partie dans l’administration de la preuve. Elle estime que cette règle ne s’applique pas à l’article 145 du Code de procédure civile, se fondant sur deux arrêts de la Cour de cassation du 10 mars 2011[2], et du 10 juillet 2008[3].

La Cour d’appel conclut que la mission ordonnée n'a pas pour effet de créer un déséquilibre entre les parties, ni d’exposer le technicien à risque de partialité. Le technicien peut très aisément dans le cadre de cette mission inviter le client à établir une liste argumentée de ses griefs et prévoir une série de tests de fonctionnement.

La conclusion de l’arrêt de la Cour d’appel de Poitiers permet de comprendre qu’elle souhaitait simplement mettre de l’ordre dans le raisonnement du prestataire. Des griefs devront évidemment en effet être établis par le client et celui-ci devra exprimer sa position. L’Expert ne se substituera donc pas à ce dernier.

En d’autres termes, selon la Cour d’appel de Poitiers, le client n’a pas à prouver devant le juge des référés les faits pour lesquels il réclame l’expertise. A contrario l’expertise n’aurait pas d’intérêt.

Il convient donc de bien distinguer les conditions d’application de l’article 145 du Code de procédure civile autorisant le juge des référés à ordonner une mesure d’instruction d’une part. Et les principes gouvernant les opérations d’expertise d’autre part. Alors que devant le juge des référés, la preuve de la réalité des faits n’est pas demandée, devant l’Expert cette preuve est indispensable et incombe aux parties (et non à l’Expert !) pour chacun de leurs griefs. 

L’équipe du pôle Contrats informatiques, données & conformité intervient pour conseiller ses clients en matière d’expertise informatique et se tient à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.


[1] Cass. com., 18 oct. 2017, n°16-15900

[2] Cass. Civ. 2ème, 10 mars 2011, n°10-11732.

[3] Cass. Civ. 2ème, 10 juill. 2008, n°07-15369.