Fret SNCF : la menace européenne
La parution au JOUE de l’invitation de la Commission Européenne invitant la France à présenter ses observations sur la présomption d’incompatibilité d’aides d’État dont serait bénéficiaire Fret SNCF laisse augurer une bataille ardue.
En quelques mots, rappelons que les articles 106 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne encadre l’attribution d’aides publiques à des acteurs économiques publics ou privés.
Ces aides ne sont pas nécessairement illégales : pour être compatibles avec les règles de fonctionnement du marché communautaire, elles doivent soit faire l’objet de décisions permettant leur versement selon des conditions préalablement définies, soit respecter des principes de non-discrimination.
En revanche, le défaut de notification préalable a pour effet de suspendre leur éventuel versement pour l’avenir, le temps que la vérification intervienne. Véritable bombe à retardement, si l’incompatibilité de l’aide est avérée, sa récupération doit intervenir en totalité et sans délai…
Ici, la Commission reproche à la France (le droit communautaire ne fait pas de distinction entre les entités internes dès lors qu’il s’agit d’entités publiques ou assimilées) d’avoir illégitimement aidé Fret SNCF à l’occasion d’un soutien systématique de trésorerie de 2007 à 2019, puis d’avoir effacé la dette (5 MM€) à l’occasion de la filialisation de l’activité en 2019 et enfin d’avoir recapitalisé l’entreprise à hauteur de 170 M€.
Il faut observer que depuis 2015, suite à une décision de l’ARAF s’inquiétant d’un risque d’aide d’État et de plaintes d’entreprises concurrentes, la Commission européenne et la France ont poursuivi un dialogue, qui n’a pas semblé concluant à l’autorité européenne
Dans le cadre de sa grille d’analyse, la Commission vérifie systématiquement plusieurs points :
- La ressource est publique et son octroi provient d’une décision d’une autorité publique
- Elle procure un avantage économique à une opérateur déterminé
- Elle a un impact sur les échanges communautaires
Sans prétendre ici à un examen exhaustif des arguments, d’autant qu’on ne dispose à ce stade que de l’analyse – certes détaillée – de la Commission européenne, on peut d’ores et déjà formuler trois observations, qui pourraient focaliser l’attention dans le cadre du futur débat.
- L’imputabilité de l’aide à l’État
Pour la Commission, les différents versements ou facilités financières relèvent de décision de l’État en raison du rôle de ce dernier au sein de la gouvernance de l’EPIC SNCF (sur la période concernée), des directives et de contrôle de l’État au travers du contrat de plan et plus généralement des directives nationales issues des lois et, de façon paradoxale, de l’arrêt de l’intégration la Fret SNCF au sein de l’EPIC et sa transformation en filiale commerciale, afin précisément de conjurer le risque qualification d’aides d’Etat dans le cadre de ses relations avec le groupe SNCF.
Il est vrai que la conception communautaire de l’État est unitaire et regroupe, pour faire simple, toutes les entités qui agissent au titre de l’intérêt général, peu important leur statut, par opposition aux acteurs intervenant dans le cadre d’une action motivée par un intérêt purement privé.
Pour autant, ce mélange de l’État-actionnaire, État-Législateur et État-contrôleur surprend dès lors qu’il permet de critiquer, en particulier dans une vision de la fin historique de monopoles publics, la mise en place d’organisation visant précisément à différencier les rôles des différentes entités.
Ainsi, la critique de la Commission semble fragile lorsqu’elle associe le rôle assigné par le Législateur au groupe public et les décisions prises par le conseil d’administration où est représenté l’État : les objectifs du Législateur peuvent à la rigueur être considérées comme des obligations de service public lorsqu’ils sont suffisamment précis et contraignants, mais sont le plus souvent l’expression d’une volonté politique sans réelle portée immédiate.
En conséquence, l’assimilation du rôle de l’État dans sa globalité à la décision de soutenir la filiale dédiée au fret semble illogique : il s’agit avant tout de la gouvernance propre du groupe SNCF et de sa vision structurelle de l’avenir du fret qui doit être questionné, pour en déduire si la mesure est réellement imputable à l’État, et non d’amalgamer toutes les actions d’origines publiques concourant à l’activité Fret.
- La notion d’opérateur ou d’investisseur avisé
La Commission reprend un de ses critères d’analyse classique et le plus fondamental, qui consiste à s’interroger sur ce qu’aurait fait un opérateur privé avisé en pareille circonstance : en d’autres termes, est-ce qu’un entrepreneur ou un créancier pariant sur la rentabilité d’une activité sur le long terme aurait fait des choix équivalents de soutien à sa filiale en difficulté ?
La Commission exprime ses doutes, d’abord nourris selon elle par l’absence de démonstration de la partie française sur le choix de maintenir l’aide par rapport à des conséquences plus onéreuses en cas d’arrêt et de liquidation de l’activité. Il s’agit donc pour la France de démontrer que dans le cadre d’une situation contrainte, le créancier diligent peut avoir comme attitude de maintenir son soutien, la possibilité d’un redressement à long terme apparaissant plus « profitable » qu’un renoncement et des pertes immédiatement constatées.
L’argument pourrait être séduisant mais se heurte à une réalité plus contestable : celui d’un abandon de créance pur et simple par le biais de l’ordonnance du 3 juin 2019.
Ce faisant, le débat passe à côté d’une discussion plus fondamentale : l’application du raisonnement d’un comportement avisé de l’investisseur-créancier dans le cadre d’une entreprise historiquement issue d’un monopole. Certes, on peut objecter ici que la libéralisation du fret étant effective depuis 2007, le statut historique de l’entreprise opérant dans un secteur concurrentiel ne peut être pris en compte.
Et pourtant, c’est bien l’enseignement qu’il faut tirer de cette situation : l’opérateur ne tire pas d’avantage de cette situation de perte financière, à part celui d’être nécessairement financièrement défaillant : comment une entreprise ayant un chiffre d’affaires divisé par deux en 12 ans (de 2MM à 850 M) et des valeurs d’actifs divisées par trois peut espérer rembourser une dette de 5 milliards ?
Car la difficulté du raisonnement est là : les supposées aides ne permettent pas à SNCF Fret de mieux rivaliser avec ses concurrents, elles servent tout juste à gérer une situation anormale par rapport à l’action d’opérateurs privés qui s’affranchissent par définition d’un passif historique.
Bien évidemment, ce raisonnement ne doit pas conduire à absoudre l’entreprise de toute justification, bien au contraire, mais il intègre comme donnée objective que l’opérateur historique ne peut être réduit ou assimilé à l’opérateur privé. Ceci implique de vérifier en quoi l’entreprise historique dans son fonctionnement n’est pas en capacité de rivaliser avec les opérateurs privés : si l’on s’en tient à un étalonnage sur le comportement de l’opérateur privé théorique, alors nécessairement le comportement d’opérateur historique est indu, et par homothétie, celui de ses investisseurs.
- L’argument écologique
Il semble que l’État français ait voulu sauver les meubles en soulevant un argument subsidiaire relatif à la compatibilité des aides concernées en faisant valoir que la réglementation sur le climat imposerait que l’incompatibilité d’une aide soit déjouée lorsqu’elle contreviendrait aux objectifs européens en matière de climat et de neutralité carbone, ce qui impliquerait, ceteris paribus, que l’aide au transport décarboné de marchandises dans un champ concurrentiel incluant le routier, puisse être validée.
La Commission fait fi de cet argument en opposant que l’arrêt Hinkley Point de la CJUE (22 septembre 2020, Autriche / Commission, aff. C-594-18 P, à propos de la compatibilité des aides pour le financement d’une centrale nucléaire) ne pose de pas de supériorité des objectifs environnementaux par rapport aux objectifs de saine concurrence.
Ceci est vrai. Pour autant, la position de la Commission n’est pas réellement convaincante : Dans l’affaire Hinkley Point, l’Autriche critiquait le jugement du TPI en faisant valoir que l’article 107 §3 c) TFUE devait être interprété comme nécessitant de qualifier un intérêt européen commun lorsqu’il s’agit de justifier d’une aide à finalité régionale ou dans un champ particulier.
La CJUE se borne pour sa part à relever que dans le cadre de cette exception, il n’est pas nécessaire de justifier d’un intérêt public commun : elle ne se prononce donc pas sur le point de savoir si l’objectif concurrentiel serait de même intensité que l’objectif environnemental.
Toutefois, la question reste entière de définir, dans le cadre de l’article 107 § b) (qui vise « les aides destinées à promouvoir la réalisation d'un projet important d'intérêt européen commun » d’une part, si l’intérêt commun attaché à a décarbonation pourrait constituer une des exceptions au principe d’interdiction des aides et d’autre part, si les mesures reprochées à la France avaient pour vocation d’atteindre cet objectif et si tel est le cas, si ces mesures étaient proportionnées.
Il nous semble donc que cette voie mériterait d’être renforcée à l’occasion de la réponse que doit fournir l’État français.
En tout état de cause, le débat sur la qualification et la compatibilité d’aides à Fret SNCF ne fait que sérieusement commencé : nul doute que les argumentations et justifications devront être renforcés pour être à la mesure de l’enjeu.