Pourquoi un retour à la nationalisation des chemins de fer au Royaume-Uni?
Qui ne s’est pas déjà plaint du retard sans motif précis de son train ou des grèves la veille de Noël, appelant tout bas à la privatisation de la SNCF, dont la gestion publique et monopolistique serait la cause principale de tout cet inconfort ? Et si la privatisation était la solution miracle pour réconcilier les Français avec l’opérateur ferroviaire historique, un sur deux estimant dans un sondage d’avril 2025 que la fiabilité des trains est insatisfaisante[1] ?
Pourtant, nos voisins d’outre-manche sont tout récemment revenus sur leur décision historique prise dans les années 1990 de privatiser l’ensemble du système ferroviaire.
C’est ainsi que le dimanche 25 mai 2025, la société britannique South Western Railway est redevenue publique. Après trente ans de gestion privée, à contre-courant de l’Union européenne qui poursuit la libéralisation du secteur, le Royaume-Uni change son fusil d’épaule sur la gestion du secteur ferroviaire.
Mais comment les Britanniques en sont-ils arrivés à prendre cette décision ?
Le développement des chemins de fer par l’initiative privée puis la rationalisation de l’Etat
Dans la plupart des pays européens, et notamment au Royaume-Uni, les chemins de fer se sont développés par l’initiative privée, pendant la période industrielle (la « railway mania »). A la fin du XIXème siècle, 300 compagnies se disputaient 31.000 km de chemins de fer, dans ce qui était alors le réseau le plus dense du monde[2].
Dans l’Entre-deux-Guerres, l’Etat regroupe ces sociétés en quatre entités, « The Big Four », un oligopole d’Etat[3] : la Great Western Railway (GWR), la London and North Eastern Railway (LNER), la London, Midland and Scottish Railway (LMS) et la Southern Railway (SR).
L’intérêt d’un contrôle étatique plus poussé, révélé par la Première Guerre mondiale, n’est engagé qu’après la Seconde, par l’intervention du gouvernent Attlee - également à l’origine de la NHS, adulée par les Britanniques - en 1948 afin de rationaliser le réseau et de reprendre en main un secteur stratégique et d’intérêt public, ravagé par le Blitz. La gestion est d’abord assurée par un service subsidiaire, Railway Executive[4].
En 1962, est ensuite créée British Railways, entreprise publique plus tard renommée British Rail, détenue en totalité par l’Etat, qui est l’opérateur ferroviaire unique prenant en charge la gestion et l’exploitation des infrastructures[5].
Puis vient la crise économique des années 70 (choc pétrolier notamment) et l’essor de nouveaux moyens de transport (voitures, autocars), qui font concurrence au déplacement en train.
La privatisation des années 90
Cette conjoncture économique et le déclassement du rail britannique finissent par justifier la politique de privatisation des années 1990 par le Premier ministre conservateur John Major[6].
British Rail est alors divisé en plusieurs entités distinctes. Les plus importantes sont Railtrack, qui gère l’infrastructure et qui se voit transférer la propriété de l’ensemble des infrastructures ou encore Rolling Stock Companies (ROSCOs), qui administre le matériel roulant. 25 franchises sont attribuées à des Train Operating Companies (TOCs), sociétés qui exploitent le réseau voyageur. D’autres compagnies privées prennent possession du fret. Le Parlement britannique créé également un régulateur, l’Office of Rail Regulation (OPR), pour fixer des tarifs d’accès.
La Grande-Bretagne est alors le premier territoire européen à entièrement privatiser son réseau ferroviaire.
Cette marche vers la privatisation et la libéralisation s’appuie en outre sur un cadre juridique européen pléthorique :
- Directive 91/440/CEE, qui prévoit la privatisation des opérateurs publics en séparant les activités, exigeant notamment la séparation comptable de la gestion des infrastructures et l’exploitation des services de transport ;
- L’ouverture à la concurrence, par plusieurs paquets ferroviaires étalés sur une vingtaine d’années :
- Le fret :
- International, par le premier paquet ferroviaire : directives 2001/12, 2001/13 et 2001/14 ;
- National, par le deuxième paquet ferroviaire : directives 2004/49, 2004/50 et 2004/51 ainsi que règlement 881/2004 ;
- Le transport de voyageurs :
- International, par le troisième paquet ferroviaire : directives 2007/58 et 2007/59. Le règlement 1370/2007 cherche à assurer un équilibre entre la libéralisation souhaitée et les obligations de services public (abrégées OSP) inhérentes au secteur ;
- National, par le quatrième paquet ferroviaire : règlements 2016/796, 2016/2337 et 2016/2338, directives 2016/797, 2016/798 et 2016/2370.
- La libéralisation imposée par ce quatrième paquet avait en réalité été effectuée dès 1993 au Royaume-Uni alors qu’elle arrive à peine aujourd’hui en France (exploitation des lignes LGV par Trentalia ou la Renfe).
- National, par le quatrième paquet ferroviaire : règlements 2016/796, 2016/2337 et 2016/2338, directives 2016/797, 2016/798 et 2016/2370.
Les critiques de la privatisation et la reprise de contrôle de l’Etat
Les années qui suivent la privatisation de 1993 voient se succéder plusieurs accidents, particulièrement entre 1997 et 2002.
L’accident ferroviaire d’Hatfield est la goutte de trop. L’enquête révèle que la cause principale de la cassure du rail réside dans des fissures microscopiques dues au manque d’entretien des gestionnaires privés[7]. Des défauts similaires sont retrouvés partout dans le pays, entraînant la faillite de Railtrack en raison du coût des travaux de rénovation. La société est remplacée par Network Rail, un organisme à but non lucratif sous contrôle de l’Etat, chargé de la gestion du réseau, qui ne cherche plus à faire des bénéfices pour son actionnaire mais à les réinvestir dans l’entretien et l’amélioration du réseau. Cette entité reprend alors peu à peu la gestion des contrats de sous-traitance de maintenance[8].
Si le système reste largement privatisé et continu de fonctionner sur un modèle de franchise pour exploiter les lignes (les « primes nettes »), l’Etat exerce un contrôle beaucoup plus direct que dans les premières années de la privatisation.
L’état dégradé du réseau conduit toutefois mécaniquement à une hausse importante des coûts, et le prix des billets s’en ressent. Les trains Britanniques sont alors « les plus chers en Europe »[9].
Malgré une nette amélioration de la qualité du service et de la satisfaction des usagers, ces derniers sont globalement favorables à une nationalisation afin de mettre un terme à la spirale de l’augmentation des prix du billet[10].
Renationalisation
En novembre 2024, le Parlement britannique à majorité travailliste vote une loi pour renationaliser les chemins de fer anglais, créant la « Great British Railways », une entité publique centralisée[11].
A noter qu’une certaine reprise en main par la sphère publique avait déjà été opérée au Pays de Galles et en Ecosse dans les années 1990 par la dévolution, politique d’autonomisation du pouvoir local.
Cette nouvelle réforme ferroviaire vise à faire passer les opérateurs privés dans le giron public à l’expiration de leurs contrats, voire plus tôt en cas de mauvaise gestion, afin d’éviter de payer des frais de résiliation anticipée. Les différents contrats expireront d’ici 2027[12] : South Western Railway en mai 2025, c2c en juillet 2025, Greater Anglia à l’automne 2025.
Et c’est ainsi que le 25 mai 2025, la société South Western Railway est redevenue publique, après trente ans de gestion privée[13].
Cette renationalisation est globalement soutenue par les Britanniques. Selon un sondage Yougov publié début septembre 2024, 77 % jugent que les billets trop chers et 51 % se plaignent des retards. Toutefois, 50 % apprécient la qualité des trains et 64 % sont satisfaits de la gamme de destinations[14].
Seul l’avenir dira si la renationalisation et ses modalités permettront d’améliorer ces indicateurs.
En conclusion, la renationalisation des chemins de fer britanniques n’est pas tant une mesure idéologique qu’une décision pragmatique visant à rééquilibrer un saut total et non maîtrisé dans la libéralisation au milieu des années 90.
Cela fait dire au Guardian, dont la plume est plutôt défavorable aux politiques de privatisation sans être une officine du Communist Party of Britain, « le système britannique d'exploitation du rail est une leçon des dangers d'une privatisation sans réformes. Celui de la France illustre les problèmes d'un système nationalisé sans réformes. La vérité est que les deux doivent changer, sans qu'ils troquent leur identité pour autant »[15].
[1] « Sondage Harris Interactive sur les investissements dans les infrastructures de transports », Ministère de l’Aménagement du territoire et de la décentralisation, 24 avril 2025.
[2] « Pourquoi le rail britannique retourne dans le giron public : les leçons pour le train en Europe », 22 mars 2025, Sophie Renassia, Hourrail.
[3] Railways Act 1921
[4] Transport Act 1947
[5] Transport Act 1962
[6] Railways Act 1993
[7] « Accélération de la privatisation du rail en Europe. Trente-six compagnies pour une ligne de chemin de fer », par Julian MISCHI et Valérie SOLANO, Le Monde Diplomatique, Juin 2016, pages 6 et 7.
[8] « Network Rail reprend aux sous-traitants la maintenance du réseau ferré britannique », M.-L. C., Les Echos, 27 octobre 2003.
[9] « Au Royaume-Uni, les billets de train ‘les plus chers d’Europe’ provoquent la colère », Courrier international, 3 janvier 2018.
[10] « Privatisation vs nationalisation : faut-il choisir son camp ? Réflexions à partir d’une comparaison franco-britannique de l’exploitation du transport ferroviaire de voyageurs », Aurélien ANTOINE et Mehdi LAHOUAZI, AJDA 2018 p. 1758.
[11] « Pourquoi le rail britannique retourne dans le giron public : les leçons pour le train en Europe », 22 mars 2025, Sophie Renassia, Hourrail.
[12] « Royaume-Uni : la renationalisation du rail votée au Parlement », Les Echos, 21 novembre 2024.
[13] « Au Royaume-Uni, l’Etat renationalise un premier groupe ferroviaire », Julie ZAUGG, Le Monde, le 25 mai 2025.
[14] « Royaume-Uni : la renationalisation du rail votée au Parlement », Les Echos, 21 novembre 2024.
[15] « The Guardian view on France’s transport strikes : make or break for Macron », The Guardian, mardi 3 avril 2018.